CHAPITRE XIII
CAL
L’eau est drôlement claire aujourd’hui. Elle… Mais qu’est-ce que je fais là ? Que m’est-il arrivé ? Mon front est moite. C’est curieux, j’ai l’impression de me réveiller là, au bout de la grande jetée de Kankal ! Je n’ai tout de même pas dormi ici !
— Ça va. Cal ?
Je tourne la tête, Lou est assis derrière moi, la mine inquiète.
— Bon sang, qu’est-ce qui s’est passé, Lou ? Je ne me souviens même pas d’être venu m’asseoir ici !
— HI dit que lorsqu’un humain encaisse une émotion trop forte, son cerveau se débranche automatiquement, pour éviter des dommages qui pourraient le rendre fou. C’est ce qui t’est arrivé. Tu ne te souviens de rien.
— Non rien, raconte.
— Tu ne te souviens pas de notre retour de l’archipel ?
— On y est allé ?
— Et la conversation avec Sistaz ?
— Non, dis-je, découragé.
— Il t’a appris que Casseline et Divo étaient prisonniers à Senoul :
Quelque chose bouge douloureusement dans mon crâne. Je ne sais quoi. Je me sens devenir froid et mes mains commencent à trembler.
— Nous sommes partis les délivrer, tu ne t’en souviens donc pas ?
— Continue, je lâche d’une voix blanche.
— Tu as tué le Rajak et on a délivré Divo au Temple…
— Et après, je demande faiblement ?
— On a retrouvé Casseline, mais elle avait été torturée et… elle est morte.
Je reçois les mots comme des balles qui secouent mon corps. Mon front est en sueur, d’une mauvaise sueur froide que j’essuie d’un revers de main. Ça y est, tout est revenu, tout est clair dans mon souvenir ! Mes épaules se voûtent.
*
J’ai dû rester un long moment comme ça. Le jour tombe maintenant. Tiens, Lou est toujours là. Brave Lou, tout robot qu’il soit ! J’ai l’impression d’avoir un faible pour lui, et pour Salvo aussi d’ailleurs. Ça doit venir de ce que je les ai fait fabriquer à l’image des deux amis vahussis que j’ai connus à mon premier passage sur la planète. Ma première vie, en somme !
— Ça va, maintenant ?
Il a la voix inquiète et je me tourne vers lui.
— Ça va, je crois que j’ai récupéré. Je pense que je n’avais pas voulu accepter la… mort de Cassy et j’ai « débranché » comme tu dis. Maintenant je sais qu’elle est morte. J’ai de la peine, mais je ne me révolte plus. J’ai accepté le fait, quoi ! Il y a longtemps… L’histoire de Senoul ; le massacre ?
— Huit jours. On t’a ramené. Divo était déjà là avec Ripou.
— Qu’est-ce que j’ai fait pendant ces huit jours ?
— Tu es venu ici regarder la mer. J’ai attendu avec toi. HI m’avait dit qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Casseline a été enterrée ici.
Je reste longuement silencieux, puis je prends la solution logique qui s’impose.
— On partira demain matin, tout le monde embarquera dans un des vieux bricks. Il est temps de quitter cette époque. Les Vahussis doivent se débrouiller seuls à présent… Et je dois oublier.
*
Sistaz et Divo arrivent au moment où je viens de faire des adieux silencieux à mes deux fils endormis. Ils me rappellent tellement leur mère que je sens mon chagrin renaître. Il est plus que temps de partir. Avec des gestes doux, je passe au cou de Till, l’aîné, le collier contenant la bague émettrice que j’ai récupéré sur mon premier descendant… Je réfléchis tant que je ne sais plus très bien ce que je dois faire. C’est Divo qui m’aide à me ressaisir en entrant le premier.
— Tu veux vraiment partir. Cal ?
Je me retourne. Il a changé, Divo. Son visage est marqué et une certaine dignité grave l’entoure. Je rencontre ses yeux.
— Si je restais ici, jamais je n’en sortirais. Tout me rappelle Cassy, les meubles qu’elle touchait, les gens qu’elle aimait. Non, il vaut mieux que je parte.
— Où iras-tu ?
— Je ne sais pas. J’ai acheté le brick de Kampos.
— Pourquoi un brick ?
— Je ne suis pas pressé.
— Rien ne pourra te retenir alors ? Je secoue la tête.
— Non, Divo, rien. Les dispositions que j’avais prises restent valables, si tu le veux bien. En tant qu’oncle des enfants, je te demande de veiller sur eux. Je voudrais que tu leur dises, quand ils seront plus grands, que j’ai eu honte de… du massacre, là-bas à Senoul. Il ne faut jamais se laisser envahir par la haine, on se perd soi-même.
— Personne ne t’en blâme ici, intervient Sistaz.
— Moi, si. Il y a une chose que j’aimerais, Divo. Je voudrais que tu écrives le récit de votre enlèvement et la fin de Cassy. J’emmènerai la lettre.
— Tu n’as pas l’intention de revenir, n’est-ce pas ?
— Je crois bien que non. Il ne faut pas m’en vouloir…
Il baisse les yeux, songeur.
— Quelle étrange coïncidence : un jour, prisonnier, je t’ai croisé sur une route et nos vies ont changé. Tu es venu, tout a changé et tu repars.
Je ne tiens pas à le voir continuer dans ce sens et je change de sujet.
— Divo, j’ai rapporté des graines et des plants de vigne, tu verras ce que c’est dans mon rapport. J’ai aussi appris là-bas, dans une petite île, à faire pousser ces plants et à faire différentes boissons de leurs fruits. Je vais laisser une importante somme d’argent pour que tu achètes au nom de mon fils cadet un immense territoire, dans les collines, où sera cultivée la vigne. Le responsable que tu désigneras trouvera la méthode dans le manuel que tu feras imprimer. Il y a d’autres boissons dont la fabrication est décrite dans ce livre. J’aimerais que l’on essaie de les fabriquer. Elles s’appellent whisky, vodka et cognac.
Ça, c’est une petite pirouette, un gag qui m’a amusé en écrivant le traité de viticulture. Il existe sur cette planète des graines comparables à celles qui entrent dans la composition du bon vieux scotch ! Avec l’aide des documents de HI, j’ai retrouvé les méthodes de fabrication du Cutty Sark et d’un Chivas, et je les ai décrites avec celles de la vodka, du cognac et de quelques eaux-de-vie de fruits ! Ce souvenir amène un léger sourire sur mon visage. Tôt ou tard, l’alcool sera découvert, puisqu’ils ont déjà une boisson fermentée. Alors il ne servirait à rien de se mettre la tête dans l’oreiller en espérant que ça arrivera le plus tard possible. Ce n’est pas comme ça que je conçois le progrès. Autant qu’ils fabriquent des alcools sains, de bonne qualité.
— Tu veux que l’aîné prenne les mines et le second les vignes, c’est cela ? reprend Divo.
— Oui, s’ils le désirent. Encore une chose, tu recevras la moitié des revenus de mes biens jusqu’à ce que les enfants soient grands, l’autre moitié sera pour Likari.
C’est un petit test que je fais passer à Divo. Je veux savoir si ses fonctions de Protecteur ne l’ont pas changé. Il a un sourire.
— Je n’en ai pas besoin, tu sais que je ne suis pas tenté par la richesse, Cal.
— Alors, je te donne cette maison.
Là, je vois que je lui ai fait plaisir. On continue à bavarder un moment et ils s’en vont. Je me mets alors à écrire mes instructions, puis je vais dormir.
*
Ça me fait plaisir de m’asseoir dans ce bon vieux fauteuil de la salle de contrôle, à la Base. Finalement, le départ s’est bien passé. Du monde, mais pas de scène pénible. Au large, les robots ont commencé à être évacués en plates-formes de transport. J’ai fait transporter le brick sur un haut-fond où il a été coulé.
Voilà, c’est fini. J’ai envie de vivre confortablement dans la Base pendant quelques jours, puis je me ferai mettre en état d’hibernation.
Je sors de ma rêverie pour dicter mes instructions à HI.
— Tu me réveilleras dans quatre cents ans, sauf si un danger menace gravement ma famille, Kankal ou les Vahussis. Continue à les surveiller régulièrement. Surveille aussi l’émetteur de mes descendants. Où en es-tu des gisements du satellite ?
— Ils sont déposés sous des amas rocheux dans la Grande Barrière Transversale.
— Et pour le nouveau site de la Base, au pôle sud ?
— Un endroit a été repéré sur une montagne moyenne de ce continent. Elle domine la mer le long de la banquise et il y a moyen d’utiliser cette sortie. La montagne est en granit dur. On peut y creuser les salles nécessaires, mais cela prendra du temps du fait des dégagements de chaleur en climat arctique, si on veut éviter un cataclysme local.
— Est-ce que ce sera terminé à mon réveil ?
— Oui.
— Dans ce cas, fais là-bas une copie exacte de mes appartements et de la salle de contrôle. Autre chose, j’ai été moralement choqué. Est-il possible de me traiter durant mon hibernation pour que ce souvenir soit moins douloureux à mon réveil ?
— Il faudrait toucher à ton intégrité vitale, les Loys l’avaient interdit.
— Je suis d’accord sur le principe, mais nous y ferons exceptionnellement une entorse. Tu occuperas tes moyens restants à fabriquer deux cents autres robots-vahussis et tu leur donneras, de même qu’aux précédents, des banques miniaturisées du type de celles de Lou et des autres.
— Bien.
— Pour le reste, tu continues à surveiller l’espace, mais n’envoie aucun signal. La Base doit sembler morte. Si la nouvelle Base est terminée avant mon réveil, tu m’y feras transporter. Et n’oublie pas de remplir les nouvelles réserves de matières premières prélevées dans le sol marin.
— Je n’oublie jamais rien, c’est impossible.
Ce qu’il peut m’emmerder ce cerveau Je-Sais-Tout, avec sa perfection !
FIN